Tomkins (1979, 1981, 1987) propose une théorie motivationnelle de l’émotion dont l’originalité apparaît d’autant plus grande qu’elle a été développée sous le règne du béhaviorisme puis affinée sous celui du cognitivisme ; sans pour autant succomber totalement à ces deux grands paradigmes scientifiques. Dans son article de 1981, il conduit une charge édifiante à la fois contre les conceptions béhavioristes et cognitivistes de l’émotion.

Pour les premières, le problème est vite réglé puisqu’il n’existe que des drives ; concept qu’il ne conteste nullement et qu’il intègre à sa théorie. Si dans le cadre des deuxièmes, l’émotion existe belle et bien, Tomkins estime qu’elle est réduite au résultat d’un traitement cognitif. Sa critique porte ici particulièrement sur les travaux fondateurs de Schacter & Singer (1962) qui, les premiers, ont montré l’existence du fameux « appraisal » (évaluation) permettant de « qualifier émotionnellement » un « arousal » (éveil/excitation/activation). Là encore, Tomkins ne nie pas, pour autant, ni l’intérêt, ni l’importance de la cognition dans l’émotion mais il estime qu’elle ne peut s’y réduire. Partant des connaissances neurologique de son époque, qui semblent toujours être d’actualité de nos jours, Tomkins part du principe qu’il existe dans le cerveau différents centres (comme la formation réticulée ou le centre du plaisir) qui sont non seulement capables d’expliquer ce qu’est un « arousal » mais aussi et surtout, en même temps, d’en donner le sens sans nécessairement en passer par un traitement cognitif. Le plaisir peut, par exemple, être lié à l’activation directe du centre du plaisir subcortical sans qu’il y ait un analyse de l’information d’un point de vue psychologique). Pour Tomkins (1981), certaines émotions innées sont capables de donner, sans autre forme d’analyse, du sens aux changements qui s’opèrent dans notre environnement. Les affects peuvent donc être activés de manière innée, mais aussi appris par n’importe quels mécanismes tels que ceux issus de la pensée (cognition) ou de drive (béhaviorisme). Pour lui, il existe des récepteurs qui permettent d’éprouver des affects, de même qu’il existe des récepteurs à la douleur ou au plaisir sexuel.

Cependant, à la différence des mécanismes qui sont impliqués dans les drives - que ce soit en termes de temps et d’espace - les mécanismes qui sont à la base des affects sont totalement libres de ces contraintes ; ce qui leur permet de s’associer avec d’innombrable éléments : comme les drives, les comportements moteurs, les perceptions kinesthésiques et même d’autres affects. Cette remarquable propriété des affects permet de donner naissance à des émotions d’une extrême richesse et d’une très grande complexité car elles peuvent être composées d’une multitude d’autres émotions.
Cette combinatoire émotionnelle a plusieurs impacts et explique de très nombreux phénomènes, notamment ceux liés à la motivation. Les affects amplifient l’exigence/l’urgence de toutes les choses avec lesquels ils sont assemblés. L’individu va donc se concentrer davantage et les passer dans ses priorités en termes de comportement et d’analyse de la situation. Les affects ont également une fonction que Tomkins qualifie d’« abstraite », en assemblant et activant des réponses cognitives et motrices. Une réponse excitante va faire l’objet d’une accélération en termes de débit de parole et enclencher des mouvements auxiliaires plus rapides (comme la marche par exemple). Ainsi, la fonction motivationnelle des affects serait essentiellement, pour Tomkins, liée à l’amplification de toutes les choses qui peuvent être motivantes et qui ne pourraient « advenir » sans émotion.

L’extraordinaire labilité des affects explique également les deux principes dynamiques de la théorie des scripts qui permet de comprendre comment à partir de quelques émotions innées, l’être humain est capable de créer une infinité d’émotion. Cette théorie postule que n’importe quelle expérience, pour devenir importante et faire l’objet d’un stockage en mémoire, doit être associée, d’une manière ou d’une autre, avec des émotions.

Le cœur de la conception de Tomkins (1979) s’appuie sur sa définition de ce qu’il appelle une « scène ». Une scène est un ensemble organisé, une représentation d’un événement idéalisé (réel ou imaginaire) qui inclut personne, situation, temps, lieu, action, affect et qui a une fonction psychologique. Au minimum, une scène doit inclure au moins un affect et au moins un objet de cet affect. Les scripts sont créés à partir de l’assemblage d’une « famille » de scènes ce qui crée des règles individuelles utilisées pour prédire, interpréter, répondre ou contrôler mais aussi pour créer d’autre scènes. Pour Tomkins (1979), nous possédons différents types de scripts dont certains sont des habitudes, elles nécessitent peu de ressources cognitives et de sensations. D’autres scripts sont qualifiés d’intermédiaires, car ils sont semi-ouverts et donc laissent la place à de nombreuses interprétations en fonction de la situation.

L’amplification affective permet seulement de rendre compte de l’importance à court terme de n’importe quelle expérience. La signification à long terme dépend du processus psychologique dit de « magnification » : Il s’agit d’un processus à la fois cognitivo-affectif dans lequel les scènes deviennent interconnectées et acquièrent de plus en plus d’ampleur en agglutinant pensées, action, sensation, et mémoires. Tomkins (1987) établit différentes règles basées sur la similarité qui permettent d’expliquer le processus de magnification. Pour Tomkins (1979,1981, 1987), l’émotion, l’un des sous-systèmes du fonctionnement humain, en se combinant avec les autres sous-systèmes (perception sensorielle, cognition, drive, mémoire, motricité, mécanisme de feedback) produit une pensée et donc littéralement « crée » un certain niveau de conscience. Lors d’un état de conscience, l’émotion est combinée avec un ou plusieurs de ces sous-systèmes activés au même moment, ce qui génère des sortes de complexes-affectifs composés de ces différents assemblages. Les langues ont étiqueté les affects et utilisent une combinaison des différents systèmes pour se référer à eux. Cette combinatoire, virtuellement infinie entre ces différents systèmes, est fonction de ce qui est expérimenté dans une culture plutôt que dans une autre et permet de rendre compte, pour Tomkins (1981), de l’impossibilité de créer un dictionnaire des affects humains.

Représentation intégrée de la théorie émotionnelle des scripts mnémoniques (d’après Tomkins, 1987)