Imaginons un instant qu’un trader travaillant pour une grande banque française gère pour son compte plusieurs millions d’euros. Un jour, le trader mise d’un seul coup plus d’un milliard sur des actions qui lui semblent présenter un faible risque et un rapport intéressant. Malheureusement, peu de temps après les actions au lieu de monter perdent de leur valeur. Au lieu de céder les actions, il décide d’investir davantage pour, lui aussi, profiter de la baisse de ces dernières. Il s’avère que les actions baissent encore et il se retrouve de nouveau avec une décision à prendre le conduisant à s’enliser davantage ou à se retirer totalement. Ce type de scénario permet d’illustrer ce qu’est l’enlisement de l’engagement. En effet, il existe de très nombreux cas où des décisions préjudiciables ou des politiques désastreuses proviennent du déroulement d’un engagement progressif. Il apparaît que les individus ont tendance à être enferrés par le déroulement de l’action, misant encore davantage après une ou plusieurs mauvaises décisions. Ce phénomène de l’« enlisement de l’engagement » a fait l’objet d’une littérature et de recherches abondantes à partir des années 70 (cf. Brockner, 1992 ; Staw, 1997 pour une revue).

Staw (1981) a été l’un des premiers à étudier l’enlisement de l’engagement et à proposer un modèle synthétique permettant de regrouper l’ensemble des facteurs qui concourent à enferrer l’individu dans l’action. Pour cet auteur, deux grandes explications ont d’abord été avancées. La première a consisté à faire l’hypothèse que l’enlisement de l’engagement est lié aux capacités limitées de traiter l’information. La seconde a constitué à émettre l’idée qu’il existe différents éléments à même de sérieusement mettre à mal la rationalité de l’individu. Bien que les deux explications soient plausibles, toutes oublient le point clef de l’enlisement de l’engagement. Il ne s’agit pas d’un phénomène statique mais dynamique, c’est la succession de décisions qui entraîne l’enlisement de l’individu, pas un choix unique.

Le modèle que propose Staw (1981) tient compte du poids des décisions passées dans celui des décisions présentes. Autrement dit, il faut prendre en compte le fait que les individus sont motivés pour rectifier les pertes du passé, tout en regardant les futurs gains possibles. La source de cette motivation serait pour l’individu d’apparaître comme un individu rationnel et non comme quelqu’un de contradictoire.

Dans la perspective de la théorie de la « dissonance cognitive » (Festinger, 1957), moins l’individu a envie de reconnaître que les ressources qu’il a investi l’ont été en pure perte, plus il est enclin à continuer d’allouer des ressources supplémentaires dans le processus infernal qu’il a lui-même mis en place. Ainsi, plus l’individu s’investit (psychologiquement ou matériellement) dans une action, plus il est entraîné à contre cœur, plus grande est la probabilité d’un enlisement de l’engagement. Pour Brockner (1992), deux conditions doivent être présentes pour qu’il y ait une très forte probabilité de l’enlisement de l’engagement.

1 – La présence d’un feedback négatif informant l’individu des résultats de son investissement initial,

2 - Un besoin impératif de justifier du bien fondé de cet investissement initial.

Pour Brockner (1992), plus les variables présentes renforcent l’effet de la dissonance (implication personnelle de l’individu, engagement pris en publique par exemple), plus l’enlisement de l’engagement est important. Pour cet auteur, l’effet de la dissonance est, de toutes les explications qui ont été avancées pour expliquer l’enlisement de l’engagement, celle qui a le plus d’impact sur les données expérimentales. Pour autant, ce n’est pas le seul facteur. Il parle d’un ensemble d’effets et s’appuie pour cela sur les travaux de Staw & Ross (1987) pour qui toutes ces variables, qui ont en commun d’affecter l’enlisement de l’engagement, reposent sur des paris.
Staw (1981, Staw & Ross,1987), en synthétisant les résultats d’une multitudes d’études, propose un modèle qui permet de tenir compte de variables multiples qui, conjointement à l’effet de dissonance, sont en mesure d’affecter l’enlisement de l’engagement. Parmi les nombreux facteurs susceptibles d’influencer l’engagement, la présence d’un modèle a une influence par imitation sur le comportement de l’individu d’autant plus forte que l’individu reste incertain de la meilleure façon de réagir. De même, plus l’estime de soi de l’individu est faible, plus il est enclin à imiter le modèle et, à l’inverse, plus l’estime qu’il a de lui-même est forte moins l’imitation est forte (Brockner & al., 1987). Staw & Ross (1987) voient l’enlisement de l’engagement comme un processus où l’impact des différentes variables n’est pas le même en fonction du moment où elles sont introduites. À ce niveau, l’impact du feedback négatif est totalement dépendant de la temporalité. Si le coût associé à l’investissement est rendu visible trop tôt dans le processus alors il est moins probable que l’enlisement se produise. En effet, pour Staw & Ross (1987) l’expectation joue également un rôle de première importance dans l’enlisement de l’engagement.

Représentation intégrée de l’enlisement de l’engagement
(d’après Staw, 1981)