La théorie des perspectives de risque (prospect theory) introduite en 1979 par Kahneman & Tversky a considérablement modifié les conceptions purement mathématiques qui faisaient préalablement office de loi dans le monde économique au niveau de la prise de décision. À propos du livre que ces deux mêmes auteurs ont publié en 2000, Read (2002) a écrit les lignes suivantes :

« Its impact on decision research was like that of On the Origin of Species on biology, and it would be just as hard for us (meaning, readers of this journal) to imagine what the world would have been like without Kahneman and Tversky as for a biologist to imagine a world without Darwin » (p. 469).

La théorie des perspectives de risque s’appuie sur les travaux de Bernoulli (1738/1971 ; cf. chap. 5.2.1) mais aussi, et surtout, sur ceux issus de la théorie des jeux de Von Neumann & Morgenstern (1947) : deux œuvres majeures dans le domaine de la prise de décision. Ces deux travaux ont en commun de voir en l’homme un être rationnel qui prend ses décisions sur la base d’un raisonnement qui peut parfaitement être modélisé mathématiquement. Si une telle conception semble parfaitement tenir compte de données purement théoriques, en revanche, elle vacille quelque peu lorsqu’elle est confrontée à des situations réelles prenant en compte l’aspect psychologique du comportement humain.

En ce qui concerne les travaux de Bernoulli (1738/1971) sur l’utilité espérée, Kahneman & Tversky (1979, 1984 ; Tversky & Kahneman, 1991) montrent, à partir d’expériences simples, que les individus présentent une aversion plus forte du risque par rapport à l’attirance qu’ils éprouvent envers les gains potentiels. Les travaux de Bernoulli (1738/1971) proposaient que l’utilité espérée soit une fonction concave de la valeur monétaire. Pour Kahneman & Tversky, cette fonction est effectivement concave dans le domaine des gains, mais elle est convexe dans celui des pertes. De plus, dans le domaine des pertes, elle est plus raide que dans celui des gains. Cette dernière propriété traduit mathématiquement ce que les auteurs dénomment l’« aversion envers les pertes ». En effet, différentes expériences montrent (cf. Tversky & Kahneman, 1991 pour une revue) que la perte de x euros est plus aversive que le gain équivalent de x euro. Par ailleurs, Tversky & Kahneman (1986) estiment que les modélisations mathématiques de la prise de décisions (comme celle qui sont développées dans le cadre de la théorie de jeux ou de l’utilité espérée) ont besoin pour fonctionner que soit respectées quatre règles essentielles : l’annulation, la transitivité, la dominance et l’invariance. La règle de l’annulation stipule que si des états donnent le même résultat pour un même choix, ils doivent être éliminés. La règle de la transitivité permet de dire que si A est supérieur à B et que B est supérieur à C alors A devra être supérieur à C. Pour la règle de la dominance si une option est meilleure qu’une autre dans un état et au moins aussi bonne dans toutes les autres, alors cette option doit être choisie. Enfin, pour la règle de l’invariance, différentes représentations d’un même choix du même problème doit donner les mêmes préférences. Tversky & Kahneman (1986) montrent au travers d’une revue de questions édifiante que toutes ces règles ont été mises en défaut par des expériences toutes très solides sur le plan méthodologique. L’expérience de McNeil & al. (1982, cité par Tversky & Kahneman, 1986) permet d’illustrer la violation de deux de ces règles. Dans cette étude, les expérimentateurs donnent des informations statistiques sur les résultats de deux traitements du cancer du poumon. Les mêmes statistiques ont été présentées dans un cas en termes de taux de mortalité et dans l’autre cas en termes de chance de survie. Les sujets devaient alors indiquer leur préférence de traitement. Voici les différents problèmes :

1 – Présentation en termes de chance de survie
Chirurgie - Sur 100 personnes qui ont eu une opération chirurgicale, 90 survivent à l’opération, 68 survivent au bout d’un an et 34 au bout de 5 ans.

Thérapie par rayonnement - Sur 100 personnes ayant reçu des radiations, toutes survivent à la fin du traitement, 77 sont vivantes au bout d’un an et 22 au bout de 5 ans.

2 – Présentation sous forme de taux de mortalité
Chirurgie - Sur 100 personnes qui ont eu une opération chirurgicale 10 décèdent des suites de l’opération, 32 meurent au bout d’un an et 66 périssent au bout de 5 ans.

Thérapie par rayonnement - Sur 100 personnes ayant reçu des radiations aucune ne décède des suites de la thérapie, 23 meurent au bout d’un an et 78 périssent au bout de 5 ans.
Le pourcentage de sujets qui sont favorables à la thérapie par rayonnement est de 18 % dans le cas d’une présentation en termes de chance de survie et de 44 % lors de la présentation sous forme de taux de mortalité. Ce résultat montre de façon indiscutable que l’avantage de la thérapie par rayonnement est considéré plus important lorsque le risque est présenté en termes de résultats négatifs (taux de mortalité). De plus, McNeil & al. (1982) ont testé ces problèmes auprès de physiciens, d’étudiants spécialisés en statistiques économiques et de patients, ils obtiennent à chaque fois cette même distorsion liée à la présentation du problème. Cette étude, à elle seule, montre que les règles de dominance et d’invariance volent en éclat à l’épreuve des faits.

La théorie des perspectives de risque (Kahneman & Tversky, 1979) distingue deux phases dans le processus de choix : une phase de mise en perspective (framing) préparatoire, et une autre d’évaluation. La première phase consiste en une analyse préliminaire du problème qui structure dans une même perspective les actions, les contingences et les résultats. La façon dont est opérée cette mise en perspective dépend de la manière dont sont présentés les problèmes de choix mais aussi des normes, des habitudes et des expectations de celui qui prend les décisions. Avant que la perspective ne soit évaluée, les composants communs sont annulés et les options qui sont dominées par d’autres sont éliminées. Par la suite, différentes perspectives sont examinées et seule celle qui présente la valeur la plus élevée est sélectionnée. Pour Kahneman & Tversky (1979), il y a deux manières de choisir entre deux perspectives : en découvrant que l’une domine les autres ou en comparant leur valeur. Pour eux (Tversky & Kahneman, 1986), l’introduction de considération psychologique (mise en perspective ou framing) enrichit et complexifie l’analyse du choix. Dans la mesure où la mise en perspective des décisions dépend du langage employé lors de la présentation, du contexte dans lequel le choix est opéré, de la nature de ce qui est présenté, l’analyse de ce processus est nécessairement informelle et incomplète. Pour eux, une prise en compte adéquate des choix ne peut ignorer les effets de la mise en perspective et du contexte, même si ces effets sont insolubles mathématiquement.

Pour Tversky & Kahneman (1986), cette théorie remet donc directement en cause le postulat de rationalité de l’être humain. Les avantages d’une conception rationnelle sont quand même nombreux en termes de puissance prédictive et de simplicité. Cependant, cette rationalité n’est pas tenable dans le cadre de la théorie des perspectives de risque. Pour Tversky & Kahneman, (1992) lorsque les individus sont face à des problèmes complexes, ils utilisent une grande variété d’heuristiques pour simplifier les représentations et l’évaluation des différentes perspectives. Ces heuristiques de choix sont difficilement formalisables car leur utilisation dépend de la façon dont le problème est présenté.

Cette présentation des raisonnements, que tiennent les êtres humains dans des situations réelles, n’est pas sans rappeler les travaux menés en psychologie sociale. Des conceptions attributionnelles de Heider (1958), où l’homme est perçu comme parfaitement rationnel, jusqu’aux travaux de Fiske & Taylor (1991) sur la cognition sociale, où il est conçu avant tout comme un tacticien motivé (Operario & Fiske, 1999), on trouve la même logique : l’abandon d’une rationalité idéale au profit d’une réalité extraordinairement complexe et riche en heuristiques sous-tendue non plus par un hédonisme réducteur (où l’individu n’est qu’un égoïste centré sur son plaisir) mais par diverses formes de motivations.

Représentation intégrée de la théorie des perspectives de risque
(d’après Kahneman & Tversky, 1979)